Le risque de requalication du contrat de prestation de service freelance
Publié le 13 Mar 2023
Par Valentin Le Dily

Par une série de jugements prononcés le 20 janvier 2023, le Conseil de prud’hommes de Lyon a condamné les sociétés UBER SAS (France) et UBER BV (Pays Bas) à verser à plusieurs anciens chauffeurs un montant total de près de 17 millions d’euros.

Les défendeurs ont immédiatement interjeté appel de ces jugements, mais cette décision retentissante est l’occasion de faire un point sur ce qu’il convient d’appeler le « risque de requalification ».

Un usage de plus en plus fréquent aux prestataires de service indépendants.

De plus en plus d’entreprises ont recours à des prestataires de services indépendants en lieux et place de salariés, d’intérimaires ou de consultants portés par une entreprise de conseil.

Un intérêt à court terme pour les prestataires de service.

Qu’ils exercent en entreprise individuelle ou en société (type SASU par exemple), les prestataires de services (ou plus communément freelance) y trouvent leur intérêt en premier lieu sur le plan financier.

En effet, le traitement social des honoraires du prestataire de service est considérablement moins élevé que celui des salaires. Rappelons que la part salarié des cotisations sociales est comprise entre 21% et 25%, et que la part employeur de ces cotisations dépasse les 40%.

A contrario, un auto-entrepreneur ne devra s’acquitter des cotisations sociales que sur 21,2% de son bénéfice (ou sur 66% de son chiffre d’affaires s’il est au régime micro).

Le bénéfice pour le prestataire par rapport au coût pour l’entreprise cliente (qui aurait pu être son employeur) est donc non négligeable. C’est la raison pour laquelle ce mode de travail est de plus en plus populaire.

Une flexibilité accrue pour les entreprises

Contrairement à l’embauche d’un salarié en CDI ou CDD, à temps plein ou à temps partiel, le recours à un prestataire de service indépendant présente un avantage non négligeable en termes de flexibilité.

En effet, la relation qui lie l’entreprise au prestataire de service n’est pas soumise au droit du travail, et les éventuels litiges qui pourraient survenir à l’occasion de l’exécution du contrat de prestation de service relèvent de la compétence des tribunaux de commerce.

Le droit du travail n’étant a priori pas applicable, il est possible de convenir des conditions d’exécution de la prestation de service avec beaucoup plus de liberté contractuelle que dans le cadre d’un contrat de travail.

Le risque, évidemment, est de voir la relation contractuelle requalifiée en relation de travail.

Un dispositif risqué, imposant de prendre un maximum de précaution

Un certain nombre de décisions judiciaires récentes ont défrayé la chronique en requalifiant la relation qui liait des prestataires indépendants auto-entrepreneurs.

On pense notamment à l’arrêt « Take it Easy »[1] concernant la requalification du lien contractuel entre un livreur à vélo indépendant et une plateforme de mise en relation.

Mais si cette décision, de même que celle du Conseil de prud’hommes de Lyon évoquée en introduction, sont emblématiques en ce qu’elles concernent de très nombreuses relations contractuelles et que les plateformes condamnées sont bien connues du grand public, le risque de requalification concerne en réalité de très nombreuses entreprises qui n’en ont pas conscience.

Les entreprises (et les travailleurs) sont en effet de plus en plus nombreuses à privilégier le recours à des prestataires freelances, contournant les surcouts liés au recours à de l’intérim ou à du portage salarial, et les contraintes liées à une embauche.

De nombreux travailleurs, et notamment des profils hautement qualifiés, sont également demandeur de l’autonomie que leur confère un statut de freelance.

 Un risque de requalification à l’initiative du prestataire éconduit.

Dans l’immense majorité des cas, les litiges naissent à l’occasion de la rupture de la relation de prestation de service.

Le prestataire auquel on a décidé de ne plus faire appel, ou dont les conditions de rémunération sont fortement modifiées, peut considérer que les conditions d’exécution de la prestation de services relevaient davantage d’une relation de travail.

Les conséquences d’une requalification en contrat de travail peuvent s’avérer catastrophiques pour l’entreprise cliente, qui non seulement devra indemniser le salarié à l’initiative de la démarche, mais peut subir un effet boule de neige si d’autres prestataires sont concernés.

En effet, la présomption simple instituée par l’article L.8221-6 du code du travail peut être renversée par le prestataire de service qui parvient à démontrer l’existence d’un lien de subordination avec l’entreprise qu’il considère comme étant de facto son employeur.

Les éléments constitutifs de la relation de travail, et justifiant donc la requalification du contrat de prestation de service en contrat de travail, sont les suivants :

  • Le pouvoir de donner des ordres et des directives
  • Le pouvoir de contrôler l’exécution de ces ordres et directives
  • Le pouvoir de sanctionner les manquements du subordonné

La réunion de ces trois éléments fonde la reconnaissance d’un lien de subordination, laquelle est soumise à l’appréciation de la juridiction prud’homale[2].

C’est en effet l’existence d’un lien de subordination qui sera au cœur du dossier de demande en requalification, l’existence d’une prestation de travail contre rémunération ne faisant pas débat.

Les éléments permettant de démontrer l’existence d’un lien de subordination sont appréciés au cas par cas.

En cas de requalification de la prestation de service en contrat de travail, les conséquences pour « l’employeur » sont considérables puisque la rupture des relations commerciales est elle-même requalifiée en licenciement sans cause réelle et sérieuse, avec toutes les conséquences indemnitaires que cela implique.

En outre, la prestation de service ayant été requalifiée en relation de travail, divers manquements à la législation du travail sont susceptibles d’être invoqués par le prestataire indépendant reconnu comme salarié.

Un risque de requalification par les URSSAF

Indépendamment du risque de requalification à l’initiative du prestataire de service qui s’estime avoir en réalité été un salarié de fait, la relation contractuelle peut également être requalifiée par les URSSAF à l’occasion d’un contrôle.

En effet, l’inspecteur de l’URSSAF peut décider de poursuivre une entreprise pour dissimulation d’emploi salarié sur la base de cette requalification de la prestation de service en salariat lorsque :

  • Les prestataires fournissent un travail dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination permanente,
  • Et que le donneur d’ordre a volontairement pu échapper à ses obligations d’employeur en recourant à la prestation de service.

La problématique du lien de subordination évoquée au point précédent est fort logiquement reprise ici, à laquelle s’ajoute un élément intentionnel.

Cet élément intentionnel est nécessaire dans la mesure où la dissimulation d’emploi salarié est constitutive d’une infraction pénale.

Outre les sanctions prévues par les articles L.8224-1 et suivants du Code du travail, l’entreprise faisant face à la requalification d’un ou plusieurs contrat de prestation de service en contrat de travail doit s’acquitter des cotisations et contributions sociales légalement à la charge des employeurs, calculées sur les sommes versées aux salariés non déclarés au titre de la période pour laquelle la dissimulation d’emploi salarié a été établie.

Il est donc nécessaire, dès lors qu’une entreprise fait le choix de recourir à des prestataires de services indépendant, consultants ou autres freelanceurs, d’avoir à l’esprit l’existence du risque de requalification, afin de s’en prémunir au mieux.

Une relation appréciée in concreto, indépendamment de l’intention des parties.

Le juge (et le contrôleur de l’URSSAF) n’est pas lié par la qualification des parties. Cela veut donc dire que l’existence d’un contrat de prestation de service en bonne et due forme ainsi que l’immatriculation du prestataire en entreprise individuelle ou en société ne suffit pas pour se prémunir du risque de requalification.

Comme nous l’avons évoqué plus haut, c’est l’analyse de l’éventuel lien de subordination qui sera déterminant (puisque l’existence d’une prestation de travail et d’une rémunération en contrepartie ne fait pas débat).

Ce lien de subordination se caractérise par la réunion d’un pouvoir de direction, d’un pouvoir de contrôle et d’un pouvoir de sanction entre les mains du donneur d’ordre.[3]

Il convient donc, lorsqu’une entreprise sollicite un prestataire de service indépendant, de s’assurer de l’absence de lien de subordination au sens de la jurisprudence.

Les éléments ayant donné lieu à requalification sont nombreux. Nous pouvons citer par exemple :

  • L’absence d’autres clients du prestataire indépendant
  • L’occupation de fonctions similaires à celles d’autre salariés de l’entreprise, dans des conditions comparables (horaires fixes, rapports hiérarchiques identiques…)
  • L’existence d’un planning quotidien précis
  • Une facturation à échéances régulières de montants identiques, avec la mise à disposition d’un bureau au sein de l’entreprise et d’un badge d’accès
  • L’exigence par l’entreprise du respect de procédures internes précises, dont le non-respect est sanctionné

Cette liste n’étant évidemment pas limitative, il est nécessaire de bien définir – en amont – l’organisation des rapports entre l’entreprise et le prestataire indépendant.

L’assistance d’un avocat conseil en droit du travail n’est pas un luxe, et peut permettre de prévenir des conséquences désastreuses en cas de requalification.

En outre, un certain nombre d’obligations pesant sur les donneurs d’ordre sont fréquemment oubliées par les entreprises ayant recours à des prestataires indépendants, ce qui les place dans une situation de solidarité financière en cas de manquements de celui-ci à ses obligations sociales et fiscales.

On citera notamment l’obligation de vigilance prévue par l’article L.8222-1 du Code du travail qui impose de vérifier, à la conclusion du contrat puis tous les six mois, la situation sociale et fiscale du prestataire. A défaut, l’entreprise donneuse d’ordre pourrait être tenue solidaire des dettes fiscales et sociales du prestataire qui aurait omis de déclarer ses revenus ou de s’acquitter de ses cotisations sociales.

Comme toujours dans la vie des affaires, il est beaucoup plus aisé et économique de prévenir que de guérir.

Arborescence avocats vous accompagne dès la mise en place de la prestation de service afin de vous conseiller sur les bonnes pratiques vous permettant de vous prémunir de tout risque de requalification, et vous permettre de développer votre activité en toute sérénité.


[1] Cass. soc. 28-11-2018 n° 17-20.079

[2] Article L.1411-1 et suivants du Code du travail

[3] Cass. soc., 13 nov. 1996, n°94-13.187, arrêt « Société Général »